Le numérique et Internet ont une capacité extraordinaire : celle de mettre à la portée de chacun et aussi bien dans le sens consommation que production, un fantastique réservoir de contenus. Ils ont fait naître en moi une boulimie, celle de vouloir tout lire, tout voir. Et bientôt une frustration, une journée n’ayant que 24 heures dont 7 délicieusement perdues à dormir (pour moi !).
Il y a longtemps, j’ai lu une nouvelle parlant d’un homme qui voulait posséder toutes les femmes de la terre qui seraient à son goût. Il conçoit donc un DAR.DAR (Dispositif Automatisé de Recherche puissance 2) qui lui donne la liste de toutes ces femmes et un élixir qui lui permet de les envoûter pour qu’elles tombent dans ses bras. Tout fonctionne bien pour lui. De plus en plus épuisé mais toujours vivant, le pauvre tombe finalement sur un mari soupçonneux qui l’empêche de posséder la dernière femme de la liste. Il meurt sans avoir pu réaliser son dessein extravagant (argh, quand j’y pense, à une près !).
Bon, l’extrême pauvreté du scénario étant compensée par des détails croustillants sur les conquêtes et les galipettes, l’adolescent que j’étais s’est satisfait de cette lecture.
Mutatis mutandis, je ressens la même frustration face à l’immensité de ce qui pourrait m’intéresser que je ne connaîtrai jamais.
Comme souvent lorsque je ressens une telle frustration existentielle, je me retourne et tente de savoir comment les gens qui ont vécu avant moi se sont débrouillés.
Pouvait-on avoir cette impression auparavant ?
Il y a cent ans ou même soixante, trouver un éditeur était le seul moyen de faire connaître un livre. Les éditeurs choisissaient les auteurs, les lecteurs lisaient ce qu’on leur donnait à lire. On estimait à tort ou à raison que la première sélection à la publication lui donnait l’assurance de la pertinence et de la qualité. On pouvait avoir l’impression de savoir ce qu’il y avait à connaître, triomphe de l’académisme.
Cette assurance est bien sûr sujette à caution, comme tout choix humain : sans nécessairement offrir quelque chose de meilleure qualité, il peut suffire d’avoir les moyens de se faire éditer, de connaître les bonnes personnes, d’appartenir aux cercles officiels, de faire partie des élites reconnues par les élites… bref, l’esprit critique a toujours été nécessaire pour faire le tri. Par contre, aucun moyen pour connaître ce qui n’avait pas été publié, la pépite inconnue…
Mais aujourd’hui le numérique et Internet permettent à cette pépite d’exister et d’être disponible.
Un rêve semble à portée de main : l’exhaustivité de la production humaine associée à la facilité d’accès.
D’accord, mais comment faire pour que cette pépite, ne me reste pas inconnue ?
Comment interroger, comment référencer, à qui se lier ? Quel sera mon DAR.DAR à moi ?
Mots-clefs, catégories, référencement, recommandations, tentatives d’organiser un peu ce grand fourre-tout (par exemple http://www.pearltrees.com/ ou delicious) : des efforts foisonnants qui finalement ne font que renforcer la certitude que l’on ne pourra jamais connaître tout ce qui pourrait nous intéresser.
Et même si je trouvais toutes les pépites, comment lire et ingurgiter tout ce qui m’intéresse ? Où trouver tout ce temps ? Comment fabriquer mon élixir à moi ?
En rendant tous les contenus accessibles, le numérique nous rend avides.
Les éditeurs, mais aussi les libraires, les cercles de lecture, les blogs, les réseaux sociaux dans lesquels on peut s’inscrire, etc. une fantastique masse d’informations bruisse un peu partout, sur les murs (les vrais hein, pas facebook !), sur le net, dans les bavardages, dans les magazines. On choisit, on lit, on ne pourra jamais tout lire. Le hasard s’associe aux recommandations et aux listes de choix, on sait que l’on rate un livre essentiel, on sait que l’on ne sait pas. Avec l’ancienne manière de publier, on pouvait avoir la sensation de ne rien rater, ce qui valait le coup avait été porté à la connaissance du public. Mais ce n’était qu’une illusion pour esprits peu curieux.
Car, proportionnellement, le numérique n’ajoute pas de « bruit ». Ce que j’appelle « bruit » ici, c’est à dire une augmentation du volume de ce qui est publié rendant plus difficile l’accès à ce qui nous intéresse vraiment, est une sorte d’entropie naturelle de l’expression humaine qui n’est pas liée au numérique mais à la simple possibilité de le faire (1). L’horizon que le numérique nous découvre est seulement plus large qu’avant, nous donnant à voir plus clairement que, tant par le volume que par nos approximations dans sa recherche ou le temps qu’il nous faudrait pour la recevoir, la connaissance nous échappera toujours dans son entier.
Se trouver face à la frustration de ne pas pouvoir tout connaître n’est donc pas une situation si neuve. Alors, prenons un peu plus d’altitude.
La réalité est infiniment plus complexe que n’importe quel modèle sur lequel la pensée s’appuie. Mais cela empêche-t-il de penser et d’agir ? Non, bien évidemment. Elle rappelle simplement qu’il y a des limites à notre conscience, à nos prévisions, à nos connaissances, qu’une décision est par nature toujours perfectible.
Mais elle rappelle aussi qu’une décision n’est possible que lorsque la connaissance est tronquée, sinon elle n’advient jamais, tout simplement.
Alain (propos sur les pouvoirs) (2) :
J’ai observé que dans les délibérations ceux qui savent tout et qui tiennent compte de tout sont rejetés à la nécessité extérieure par cette impartialité de belle apparence. Tout prévoir, mon cher, équivaut à tout subir. L’homme fera toujours l’action qu’il a préparée ; le plan fait preuve.
Et si l’on prend encore un peu d’altitude, n’est-ce pas finalement toute notre vie que de devoir se contenter de peu connaître et de ne rien savoir ?
Quel est mon but finalement, en vivant et en acceptant de vivre jusqu’au bout ? Grandir, sortir de l’œuf dans le temps qui m’est imparti, et puis c’est tout.
Aussi avec humilité, sans faux espoir mais avec opiniâtreté je préfère approfondir que me disperser, je continue à tisser un réseau de points de connaissance (auteurs, blogs, « amis » dans les réseaux sociaux par exemple). Je tente de le maintenir sobre et concis, pour ne pas asphyxier à force de lecture toute capacité de produire moi-même (3).
Je sais que je ne connais pas tout, mais cela ne m’empêche pas d’agir.
Bref, j’ai accepté la vie (4).
(1)
Prenons par exemple les livres papiers : le nombre de titres édités (et le volume de livres) croît inexorablement. Entre 1987 et 2004, on passe du simple au double de nouveautés et rééditions (de 16.000 par an à 30.000 par an). Rien de numérique là-dedans :
- chiffres de 1987 à 1999 de la production de livres papiers en France : http://www2.culture.gouv.fr/deps/mini_chiff_00/fr/frm-livre.htm
- mêmes chiffres de 1990 à 2003 : http://www2.culture.gouv.fr/deps/mini_chiff_04/fr/frm-livre.htm (je n’ai pas trouvé de chiffres plus récents que 2004)
- en 2010, ont été éditées plus de 63.000 nouveautés, plus de 600.000 titres sont disponibles, entre 400 et 500 millions de livres vendus : http://tinyurl.com/bv9jjov
Certains parleront de surproduction. Je me contenterai de parler de volume faramineux, car surproduction, outre le fait que ce terme tend à comparer la production à une consommation, insinue qu’une bonne partie de cette production correspond à du surplus, de l’inutile. Or comme on l’a vu précédemment, une production moindre n’est pas forcément synonyme de meilleure qualité.
L’afflux d’information et la capacité grandissante de nos jours à accéder à toujours plus d’information (opendata dernier en date) laisse une impression de perte permanente. Mais là encore, le numérique, l’Internet ne font qu’amplifier un désarroi que l’on peut ressentir dans un autre contexte. Il suffit de regarder par exemple une bibliothèque dans un salon inconnu : nous voyons des livres, mais combien n’y sont pas, et cette étagère trop haute pour voir ce qui s’y trouve, que ratons-nous ?
Si la personne à qui appartient la bibliothèque engage un dialogue avec vous pour connaître vos centres d’intérêts, ou les connaît déjà, elle saura vous guider vers ce qu’il ne faut pas ignorer, tels livres sur telles étagères. Avec Internet, il est tout à fait possible d’engager le même processus. Seul le volume de ce qu’il est possible de ramener si l’on étend trop son réseau reste terrifiant… mais seulement un peu plus que si vous multipliez vos amis à bibliothèques !
(2)
Alain, en fin connaisseur de l’humain, nous dit aussi qu’une prise de décision est finalement plus influencée par ce qu’on a envie de faire, ou par une synthèse intuitive de nos connaissance, qu’une décision est en fait une étape vers un objectif et que c’est ce dernier qui prime. Nous laisserons de côté cet aspect dans ce billet.
(3)
Un ami m’a fait remarquer un jour combien le pouvoir évocateur que peut avoir un poème est incomparablement plus concis et plus lumineux qu’un long exposé argumenté. je vais tâcher d’appliquer dorénavant une règle de concision, de sobriété et d’impressions subliminales à ce que j’écris. J’aime bien tweeter pour ça.
(4)
Et oui, tout ça pour ça ! Cela montre que cette nouvelle stupide que je rappelle au début du billet est en fait d’une grande portée si l’on remplace « femme » par « connaissance ». Ève, Ève, qu’as-tu donc fait ?